Jérôme Lechien : « L’intelligence artificielle doit nous rendre plus humains »
Lors de la Healthcare Week Luxembourg 2025, le Pr Jérôme Lechien, chirurgien ORL et chercheur à l’Université de Mons, a livré une keynote remarquée sur le rôle de l’intelligence artificielle (IA) dans la médecine de demain. Loin de craindre une déshumanisation, il plaide pour une IA au service du diagnostic, de la prévention et du temps retrouvé pour le patient.

Comment transformer la prise en charge des patients grâce à l’intelligence artificielle ? C’est la question à laquelle le Pr Jérôme Lechien a tenté de répondre, le 8 octobre dernier à Luxexpo, lors de la Healthcare Week Luxembourg 2025. Le spécialiste a choisit de parler de ce qu’il connaît le mieux : sa pratique quotidienne.
Le professeur débute par une anecdote. Il raconte l’histoire (vraie) d’un patient de 63 ans, gros fumeur et consommateur d’alcool, décédé d’un cancer de la gorge diagnostiqué trop tard. Le 14 septembre 2022, l’homme appelle le call center de l’hôpital pour un problème de voix qui s’aggrave depuis plusieurs mois. Le premier rendez-vous disponible ? Le 20 décembre. Trois mois d’attente pendant lesquels un cancer de l’hypopharynx progresse jusqu’au stade T4, avec métastases cervicales. Malgré une radiochimiothérapie entamée juste après, le patient décède en mars 2023.
« Ce patient aurait eu un rendez-vous quatre jours plus tard, quand son cancer était encore relativement petit, si une IA de triage avait été en place », souligne Jérôme Lechien. L’exemple illustre les limites d’un système saturé, où la pénurie médicale et la lourdeur administrative retardent le diagnostic.
Pour y remédier, le chercheur plaide pour l’intégration – déjà en cours – de solutions d’intelligence artificielle dès la prise de rendez-vous. Dans plusieurs hôpitaux, des outils comme ceux développés par la start-up belge Bingli, spécialisée dans la pré-anamnèse numérique assistée par IA, sont déjà utilisés pour automatiser le premier contact entre le patient et le soignant.
Le principe est simple : le patient reçoit un lien, répond à une série de questions sur ses symptômes, leur évolution, ses antécédents et traitements. L’IA hiérarchise ensuite les priorités et permet d’identifier en temps réel les situations urgentes, là où un tri manuel prendrait encore des semaines.
Gain de temps et d’empathie
« L’application la plus importante de l’IA, pour le médecin, c’est le triage », avance Jérôme Lechien. Il illustre ses propos avec le projet NeuroVox, sur lequel il travaille actuellement : un système d’analyse de la voix capable de détecter automatiquement les anomalies acoustiques.
« Nous atteignons déjà 85 % d’efficacité lorsque le patient téléphone. L’IA analyse sa voix, ses inflexions, et nous donne une idée du diagnostic. En pratique, c’est ce que fait l’oreille du clinicien, mais traduit sous forme d’algorithme. » L’outil permet d’orienter plus rapidement les patients vers le bon spécialiste, dès la prise de rendez-vous, avant même la première consultation.
« Le triage n’est pas seulement intéressant pour prioriser l’urgence. Il est aussi essentiel pour gagner du temps », insiste le chercheur de l’UMons. L’IA allège ainsi la charge cognitive du médecin et améliore la qualité du temps passé avec le malade. « Quand un patient entre dans mon cabinet, je n’ai plus besoin de passer dix minutes à lui demander quels médicaments il prend, quels sont ses antécédents ou ses allergies. Je peux commencer par lui dire : “Je vois que vous avez ce traitement, que vous avez ce problème de voix depuis trois mois, racontez-moi comment cela a évolué.” Résultat : je gagne du temps, et je peux être plus empathique. »
Pour le Pr Lechien, le bénéfice est double : le praticien retrouve de la disponibilité mentale, et le patient s’exprime plus librement. « Beaucoup de mes patients me disent qu’ils préfèrent remplir l’anamnèse tranquillement chez eux. Ils sont plus précis, plus sincères. L’IA ne remplace pas le dialogue, elle le prépare. »
« Quand on voit cinquante patients sur une journée, on répète les mêmes questions cinquante fois. C’est fatigant, et à la longue, ça fait perdre un peu le sens du métier. L’IA, en automatisant cette partie, nous rend du temps pour ce qui compte : parler au patient, lui expliquer, le rassurer. »
- Jérôme Lechien
Former, opérer et suivre autrement
Pour Jérôme Lechien, l’IA ne s’arrête pas au diagnostic : elle accompagne le patient tout au long de son parcours, de la salle d’opération à son retour à domicile. Il cite notamment les jumeaux digitaux, ces modèles virtuels capables de reproduire les caractéristiques d’un patient pour prédire des risques ou ajuster un traitement.
« Chez le patient atteint d’un cancer, je ne devrais pas me focaliser uniquement sur sa tumeur. En théorie, je devrais le prendre globalement, regarder tous ses systèmes. Mais en pratique, on a 15 minutes par patient, alors on va à l’essentiel. L’IA, elle, peut détecter ce que nous n’avons malheureusement pas le temps de détecter. »
Dans le bloc opératoire aussi, l’IA s’impose comme un allié. Le chercheur évoque l’usage croissant de la robotique chirurgicale, et imagine un futur proche où l’intelligence artificielle viendra renforcer la sécurité du geste. « Quand on opère une gorge avec un robot, on doit toujours aller chercher les artères pour éviter une hémorragie. On ne comprend pas qu’on n’ait pas encore de système qui contrôle le robot et s’arrête à l’approche d’une artère, ou au moins émette un bip d’alerte. C’est ce que nous attendons, en tant que médecins, de l’IA. »
La technologie ne s’arrête pas non plus aux portes du bloc. Après l’intervention, elle pourrait assurer un suivi continu du patient, analyser les données de rééducation et anticiper les complications. « Souvent, nos patients rentrent chez eux et on ne sait pas ce qui se passe pendant trois semaines. L’IA peut pallier ce problème, mieux contrôler les comorbidités et planifier une réhabilitation spécifique, adaptée à chaque profil. »
Un outil d’humanisation, pas de déshumanisation
In fine, Jérôme Lechien ne voit pas dans l’IA une menace pour l’humanisme médical. Au contraire, il y voit un levier pour restaurer la qualité du lien entre le médecin et son patient. « La plupart de mes collègues et la plupart des patients pensent qu'IA égale déshumanisation », confie-t-il. « Pourtant, c’est l’inverse. L’IA va humaniser votre consultation, parce que je vous ai gagné douze minutes pour répondre à vos questions et pour vous rassurer. »
Le chercheur s’appuie sur une étude menée auprès de plusieurs milliers de patients en Europe et aux États-Unis : 86 % d’entre eux se disent prêts à être pris en charge par un médecin utilisant l’intelligence artificielle. « Et plus les gens utilisent la technologie, plus ils sont prêts à l’accepter », ajoute-t-il. « Dans dix ans, quand les patients parleront à un robot qui fait la cuisine ou qui règle la température du salon, on sera à 95 %. »
Pour lui, l’enjeu n’est pas seulement d’accélérer la prise en charge, mais de redonner du sens au métier. « 70% du temps de travail d’un médecin, c’est de l’administratif. Personnellement, je n’ai pas fait médecine pour ça. Cette lourdeur contribue à nous déshumaniser de notre métier. Si l’intelligence artificielle peut réduire cette charge, elle nous permettra de redevenir ce que nous devrions être : des médecins au service des patients. »
En conclusion de sa keynote, il rappelle que l’IA n’a de valeur que si elle traduit les besoins réels du terrain : « L’intelligence artificielle doit être la traduction de ce que, nous médecins, identifions comme points faibles dans notre pratique. Elle doit être une traduction de notre imagination. »
Un débat animé sur la place du médecin et des données
La table ronde qui suit la keynote du Pr Lechien prend des allures de débat sur l’avenir même du système de soins.
Interrogé sur les freins à la transformation, Jérôme Lechien reconnaît que le principal obstacle n’est pas technologique, mais humain. « Le premier frein, c’est le praticien lui-même », affirme-t-il. « Nous avons nos habitudes, nos routines, et tant qu’on ne mettra pas les médecins au centre du processus, rien ne changera. »
Il appelle également à une décision politique forte pour imposer la mutualisation des données médicales entre hôpitaux : « Il faut dire stop. Toutes les données doivent être partagées dans une base nationale, voire européenne. Garder nos données pour nous n’a plus aucun sens. »
Une vision qui rejoint les objectifs du futur Espace européen des données de santé (EHDS), prévu pour 2029, qui rendra obligatoire la standardisation et le partage sécurisé des données médicales sur le continent.