Value Based Healthcare : du mythe à l’action
Lors de la séance inaugurale du Master en management des institutions de santé et de soins (MMISS, ULB), Mickaël Daubie, en sa nouvelle qualité de professeur d’économie de la santé et des systèmes de santé, a livré une analyse lucide du système de santé et plaidé pour une refondation autour de la valeur créée pour le patient.

La rentrée du MMISS de l’ULB s’est ouverte sur un thème d’actualité : le Value Based Healthcare (VBH), ou « soins de santé fondés sur la valeur ». En invité inaugural, le Pr Mickaël Daubie, directeur général des soins de santé à l’Inami et nouveau professeur d’économie de la santé du MMISS. C’est sous cette casquette qu’il s’est d’ailleurs exprimé. « Les idées que je présente ici n’engagent ni mon employeur ni mon ministre. » Manière élégante d’annoncer un propos sans filtre sur les failles et les dérives d’un système qu’il connaît de l’intérieur.
Au centre de sa réflexion, une question simple. Le modèle du VBH peut-il réellement transformer la manière dont la Belgique organise, finance et évalue ses soins ? Ou n’est-il qu’un mirage conceptuel de plus, séduisant sur le papier mais difficilement applicable sur le terrain ?
Un diagnostic sans concession
Mickaël Daubie ouvre son exposé par une pirouette : entre « autosatisfaction » et « guerre des Gaules ». L’image résume bien son regard sur le système de santé belge : performant sur le papier, mais fragilisé par des tensions multiples et un sentiment de lassitude généralisé.
Les chiffres donnent la mesure du déséquilibre. En dix ans, les dépenses de santé sont passées de 37 à 55 milliards d’euros, bien au-delà de la croissance du PIB. Le seul mécanisme d’indexation et la norme de croissance ajoutent environ deux milliards par an : « On investit sans cesse, mais jusqu’où ? » interroge-t-il. « Sur les 45 milliards remboursés par l’assurance obligatoire, près de 18 % restent à charge du patient : suppléments, prestations non remboursées, dépassements d’honoraires… »
La question du rendement de cette dépense devient inévitable : « Est-ce qu’on en a vraiment pour notre argent ? », interroge Mickaël Daubie. Une partie du problème, selon lui, tient à la logique inflationniste d’un système bâti sur la prestation : chaque acte produit une dépense, mais pas nécessairement un gain de santé. Les comparaisons internationales le confirment : la Belgique dépense plus que la moyenne européenne pour une espérance de vie équivalente à celle de pays investissant parfois un tiers de moins, tels que le Japon.
La réalité du terrain rejoint les chiffres. Les patients se heurtent à des délais croissants, les soignants à une charge administrative devenue insupportable. « Tout le monde se plaint de tout le monde : les médecins des mutuelles, les mutuelles du gouvernement, les patients des délais… C’est la guerre des Gaules ! » Cette fatigue collective marque la fin d’un cycle pour l’économiste de la santé : celui d’un système performant mais à bout de souffle, dont les succès passés peinent désormais à masquer la dérive structurelle.
Trois crises systémiques
Pour Mickaël Daubie, le malaise du système de santé se cristallise autour de trois crises imbriquées : celle de la valeur, celle de la preuve et celle du sens.
La première, la plus visible, est une crise de la valeur. Les dépenses explosent sans que les résultats pour le patient suivent la même trajectoire. « Notre système se concentre encore trop sur le volume d’actes médicaux payés pour la quantité plutôt que pour la qualité des résultats. » La rémunération à l’acte, pilier du modèle belge, devient un facteur d’inefficience : elle encourage la multiplication des prestations plutôt que l’amélioration des soins. Selon la littérature internationale, entre 20 et 30 % des dépenses de santé pourraient relever du gaspillage, de la redondance ou de la simple inertie organisationnelle.
Vient ensuite la crise de la preuve : un déficit chronique d’évaluation et de transparence. « On lance des projets, on ne les évalue pas, on continue, et on recommence. » Les initiatives se succèdent, les conventions s’empilent, mais l’administration ne mesure pas leurs effets. Sans données fiables, impossible de comparer les pratiques, d’identifier les plus efficaces ou d’apprendre collectivement.
Enfin, la crise du sens frappe de plein fouet les professionnels. Une enquête récente du KCE et de Sciensano révèle que 41 % des soignants se disent mentalement ou physiquement épuisés, et qu’un sur deux doute de pouvoir exercer jusqu’à la retraite. « Les prestataires se sentent pressés comme des citrons, les patients perdent confiance, et la relation de soin s’effrite. »
Cette triple crise, financière, cognitive et humaine, scelle un constat : le système belge reste solide, mais il s’épuise à tourner sur lui-même. Pour Mickaël Daubie, et d’autres « allumeurs d’étincelles » avant lui, c’est le moment ou jamais d’en changer la logique.
« Si on veut réformer, il faut repartir d’une page blanche, simplifier, standardiser les parcours, et offrir une stabilité financière aux hôpitaux qui osent innover. »
- Mickaël Daubie
Les sept chantiers du changement
« Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. » La formule de Churchill, que cite volontiers Mickaël Daubie, résume sa conviction : la période actuelle, aussi tendue soit-elle, offre une occasion unique de repenser le système. Pour cela, il propose sept chantiers pour sortir du cercle vicieux du financement à l’acte et redonner du sens à la dépense publique.
Le premier consiste à replacer le patient au centre et à mesurer ce qui compte vraiment pour lui. « Comment agir sur ce qu’on n’est pas capable de mesurer ? », demande-t-il. Le temps d’attente, par exemple, n’a plus été évalué en Belgique depuis dix ans, alors qu’il figure parmi les critères les plus déterminants pour le patient.
Deuxième chantier : la transparence des résultats. Sans données publiques sur les performances, ni les citoyens ni les hôpitaux ne peuvent progresser. Le Pr Daubie évoque l’exemple du Belgisch Laboratorium voor Indicatoren in de Kwaliteit van Zorg (BLIK) en Flandre, qui publie des résultats cliniques par hôpital : « C’est salutaire. La transparence ne sert pas à pointer du doigt, mais à s’améliorer. »
Viennent ensuite la prévention, « grande oubliée d’un système où 70 % des dépenses se concentrent sur les trois dernières années de vie », et l’intégration entre care et cure, encore freinée par la complexité institutionnelle belge. La réforme des paiements figure aussi parmi ses priorités : sortir d’un modèle inflationniste pour récompenser la qualité et la coordination.
Enfin, outre la mise en place d’un système d’information performant afin de mesurer et comparer les outcomes réels, il plaide pour une culture de collaboration et de confiance entre acteurs, indissociable d’une logique d’amélioration continue : « Le principe n’est pas de couler le voisin, mais de tirer tout le monde vers le haut. »
Du concept à la mise en œuvre
« Le VBH n’est ni une chimère ni une panacée. C’est une piste. Mais elle mérite d’être explorée. » La transformation, selon Mickaël Daubie, doit s’ancrer dans des expérimentations concrètes, portées à la fois par le terrain et par les autorités publiques.
Premier cas d’école : l’hôpital de jour. Dans un contexte de pénurie de personnel et de saturation des infrastructures, ce modèle allège la charge hospitalière tout en réduisant le risque infectieux. « L’hôpital de jour est une solution d’avenir. Couper son financement, c’est aller à contresens. » Il permet de limiter les hospitalisations inutiles, et d’améliorer la continuité entre le domicile, le généraliste et l’hôpital. L’impact potentiel est majeur : réduction des coûts structurels, diminution des infections nosocomiales, meilleure qualité de vie pour le patient.
Le deuxième exemple vient du terrain académique. À l’UGent, la Pre Jo Lambert, dermatologue, expérimente un modèle fondé sur la co-définition des indicateurs avec les patients. Ensemble, ils déterminent les outcomes qui comptent vraiment : qualité de vie, contrôle de la maladie, reprise d’activité. « Le bottom-up fonctionne mieux que le top-down. Quand le changement vient du terrain, il est compris, accepté et durable. » Cela illustre l’esprit même du VBH : partir des besoins réels, mesurer les résultats, partager les données et ajuster les pratiques.
Il appelle à multiplier ces projets pilotes dans dix à quinze pathologies, avant un déploiement national. « Il ne s’agit pas de renverser la table, mais d’avancer par petites touches, en co-construction. » Les autorités doivent créer un écosystème favorable, garantissant stabilité financière et transparence, tandis que les hôpitaux assument la responsabilité de mesurer et publier leurs résultats. « Sans mesure, pas de valeur. Sans confiance, pas de réforme. »
En conclusion, le Pr Daubie s’adresse directement à ceux qui s’apprêtent à gérer les institutions de demain: « Ce qu’il faut, ce n’est pas une collection de bonnes volontés, mais une coalition de gens qui agissent. »