Claude Decuyper, président de la PPLW
« Le niveau méso doit dépasser les vieux réflexes de prés carrés et décloisonner les soins »
La Wallonie a lancé un appel à projets pour constituer les premières Organisations locales de soins (OLS), étape clé du plan de réforme de la première ligne. Claude Decuyper, président de la PPLW, explique le processus et les enjeux pour les acteurs de terrain.
Depuis septembre, la Wallonie est entrée dans une phase concrète de la réforme de la première ligne. Un appel à projets a été lancé pour constituer des consortiums transitoires appelés à devenir les futures OLS, maillon intermédiaire entre les bassins de vie (niveau micro) et la gouvernance régionale (niveau macro).
La mise en œuvre du programme interfédéral « Soins et accompagnement des femmes enceintes, des enfants et de la famille qui les entoure pendant les premiers 1.000 jours » est adossée à cette réforme. Interrogé au Parlement wallon le 23 septembre, le ministre de la Santé Yves Coppieters a confirmé l’engagement de trois coachs d’implémentation chargés de soutenir le déploiement du programme sur le terrain, en attendant la structuration complète du niveau « méso ».
Deux autres projets suivront : la prise en charge des personnes vulnérables et la prévention de l’obésité infantile. Dans ce contexte, la Plateforme de la première ligne wallonne (PPLW) se mobilise pour soutenir les acteurs de terrain et garantir que la voix de la première ligne reste au cœur du dispositif.
Le journal du Médecin : Où en est-on dans le processus de création des OLS en Wallonie ?
Claude Decuyper : Nous ne sommes concrètement qu’au début d’un processus qui aurait dû voir le jour beaucoup plus rapidement dans la foulée des travaux de Proxisanté et de la note d’orientation de la PPLW pour une structuration de la première ligne qui date de 2020 !
L’appel à projets pour la création des OLS, avec un premier parcours de soins « imposé » (les 1.000 jours, NdlR) a été lancé le 10 septembre 2025 et les candidats ont jusqu’au 14 novembre 2025 pour déposer leur dossier. Chaque consortium doit être porté par une ASBL, qui en assume la responsabilité. Le dossier doit présenter les partenaires impliqués, prouver qu’ils ont déjà une expérience dans le développement de projets – avec quatre exemples concrets – et proposer un budget couvrant deux ans.
Le financement est lié au plan de relance wallon, qui s’arrête fin 2026 : 450.000 euros pour les zones de moins de 450.000 habitants et 700.000 euros pour les zones plus grandes, à répartir sur deux exercices. En pratique, l’argent prévu en 2026 correspondra au budget 2025, et celui de 2027 au budget 2026.
Vu la provenance des fonds et la manière dont ces fonds vont être distribués, le timing sera donc très serré.
Effectivement, les délais sont très serrés : dépôt le 14 novembre, analyse des candidatures début décembre, et passage au gouvernement wallon dès le 18 décembre. De plus, il reste encore des questions ouvertes et sans réponse à ce stade.
Qui peut porter un projet et pourquoi la première ligne est-elle au centre de la démarche ?
L’appel à projets précise que ce sont les acteurs de la première ligne qui doivent être aux commandes. L’idée est de rassembler les structures locales existantes pour former un consortium au niveau « méso », intermédiaire entre le terrain et la Région.
L’ASBL qui porte la candidature joue un rôle clé : elle prend la responsabilité du projet et doit garantir la cohérence du partenariat. Contrairement aux projets précédents, qui reposaient surtout sur les Services intégrés de soins à domicile (SISD), d’autres structures peuvent désormais se présenter si elles montrent qu’elles ont la capacité de développer des projets.
Les hôpitaux, par contre, ne peuvent pas piloter directement un consortium. C’est d’ailleurs source de quelques tensions. Mais s’ils sont déjà impliqués dans un SISD ou associés à une dynamique locale, ils pourront sans doute participer comme partenaires. C’est un point qui reste à clarifier.
Vous souhaitez séparer les projets fédéraux – les trois parcours de soins prioritaires (1.000 premiers jours, vulnérabilité, prévention de l’obésité infantile) – de la mise en place des OLS. Pourquoi ?
Ce n’est pas la première ligne qui a souhaité tout cela. Cela a fait l’objet d’un accord entre le fédéral et les entités fédérées. La première ligne n’a pas eu d’autre choix que de s’inscrire dans ce processus. Le financement wallon des OLS est adossé aux obligations interfédérales, mais il faut éviter de réduire la création des OLS à ces seuls axes.
Le risque serait de confondre la mise en place d’une nouvelle gouvernance locale avec l’exécution ponctuelle de projets ciblés. D’ailleurs, le vocabulaire entretient parfois la confusion : certains parlent de « trajets de soins », ce qui renvoie à des dispositifs existants comme le diabète ou l’insuffisance rénale, alors qu’il s’agit plutôt ici d’organisation territoriale de soins de santé intégrée, concept beaucoup plus large et plus transversal.
« Les OLS doivent rester souples, réactives et centrées sur les besoins des patients. Il faut décloisonner, sortir des silos et dépasser les égos professionnels. » - Claude Decuyper
Quelle est la mission de la PPLW dans ce processus ?
La PPLW se positionne comme un acteur d’appui et de diffusion. Notre rôle n’est pas de rédiger directement les dossiers – ce travail revient surtout aux consortiums – mais bien d’apporter l’expertise collective des professions et organisations multidisciplinaires que nous fédérons.
Nous voulons contribuer à l’implémentation des projets retenus : identifier les bonnes pratiques développées localement, les partager entre zones et faciliter leur adaptation. Nous voulons aussi accompagner la gouvernance pour éviter que les consortiums deviennent un « mastodonte inerte ». Les OLS doivent rester souples, réactives et centrées sur les besoins des patients.
La PPLW joue aussi un rôle de relais auprès des acteurs de terrain : participer aux concertations, encourager la mobilisation et s’assurer que la voix de la première ligne reste bien au cœur de la réforme. L’objectif est clair : renforcer la multidisciplinarité et garantir que les nouvelles OLS soient réellement au service des équipes de proximité.
Quels sont les principaux obstacles à surmonter dans la mise en place des OLS ?
Le premier défi, c’est le temps : les délais sont très courts. Le deuxième, ce sont toutes les questions encore ouvertes. L’Aviq devrait y répondre prochainement.
Le troisième défi, ce sont les tensions de gouvernance. Beaucoup d’acteurs craignent la création d’une structure trop lourde, incapable de répondre rapidement aux besoins. C’est ce que j’appelle le risque du « mastodonte inerte ». Il faut décloisonner, sortir des silos. Il faut aussi dépasser les égos professionnels. Certains voudraient garder le pilotage de dispositifs locaux, alors que la réforme demande une vraie multidisciplinarité. À l’inverse, certains hôpitaux regrettent de ne pas être davantage associés, alors qu’ils restent centraux dans des parcours comme celui des « 1.000 jours ». Cette double tension montre combien il est difficile de trouver un équilibre entre proximité, coordination et intégration.
Enfin, il y a la question des moyens. Beaucoup d’acteurs de la première ligne s’impliquent sur base volontaire, et on ne sait pas encore si les financements seront garantis après le plan de relance.
« La création d’un Institut wallon de la première ligne est indispensable pour garantir une gouvernance stable, un appui technique permanent et une véritable articulation entre les trois niveaux d’organisation des soins. » - Claude Decuyper
On peut parler de l’expérience du CHR Haute Senne autour des 1.000 jours. Est-ce un exemple à suivre ?
Oui et non. L’équipe a mis en place un dispositif intéressant : il permet de détecter très tôt les situations de vulnérabilité et d’orienter les femmes concernées vers des consultations qu’elles n’auraient peut-être pas fréquentées spontanément. C’est un vrai progrès en matière de dépistage.
Mais le projet montre aussi ses limites. La coordination et le suivi posent problème, car les financements prévus pour ces tâches n’ont pas encore été activés. Résultat : la détection fonctionne, mais la suite reste en attente. Cet exemple illustre bien le défi actuel : sans moyens concrets et sans protocoles clairs, on n’arrive pas à assurer une continuité réelle des soins.
Croyez-vous que cette réforme puisse réellement changer la donne pour la première ligne ?
C’est une opportunité à saisir, mais elle ne portera ses fruits que si les acteurs dépassent leurs clivages. L’idée des OLS, c’est de travailler sur une zone donnée en tenant compte des besoins réels de la population – ce qu’on appelle l’analyse populationnelle – et d’allouer les moyens en conséquence. On n’y est pas encore, mais la dynamique va dans ce sens.
Les « 1.000 jours » constituent un premier pas : ils obligent à collaborer autour d’un parcours concret, multidisciplinaire et ancré dans la réalité des familles. Pour la PPLW, le message est clair : il faut décloisonner, partager les bonnes pratiques et construire ensemble une gouvernance équilibrée.
Nous serons aux côtés des consortiums pour les accompagner. Aux professionnels de la première ligne, je veux dire que cette réforme est une chance de renforcer leur place et d’avoir davantage de poids dans l’organisation des soins. C’est une occasion unique de montrer que la proximité, la multidisciplinarité et la coopération peuvent vraiment transformer notre système de santé.
C’est une belle première pierre à l’édifice. La mise en place des OLS permet enfin de concrétiser l’organisation territoriale des soins autour du fameux niveau méso, maillon essentiel entre les bassins de vie et la gouvernance régionale. Mais cette réforme ne sera complète que si les niveaux micro et macro sont également réorganisés.
Vous plaidez pour la création d’un Institut wallon de la première ligne. Quel rôle devrait-il jouer ?
Pour nous, c’est une étape indispensable. Cet institut offrirait une plateforme permanente d’échange de pratiques et d’articulation entre les trois niveaux de la première ligne. Il pourrait aussi abriter des pôles d’appui technique, d’innovation, de veille, de recherche et de formation. La PPLW y aurait naturellement vocation à jouer un rôle central, en tant que structure représentative des professionnels de terrain.