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Enseignement de la médecine : l’IA en embuscade

L’Académie royale de médecine organisait récemment un symposium sur l’avenir de l’enseignement de la médecine à l’heure des nouvelles technologies dont l’Intelligence artificielle. Comment passionner le jeune étudiant ? Comment l’attirer dans les auditoires ? Comment le déscotcher des cours en ligne et du cousu-main de l’IA ? Le cursus doit-il prévoir que dans 9 ou15 ans, certaines spécialisations seront à tout le moins assistées par l’IA ? À toutes ces questions, l’Académie a tenté de répondre… alors que l’ombre de l’IA planait sur l’ensemble de la journée.

Académie de médecine

Françoise Smets (au micro sur la photo ci-contre), doyenne émérite de la Faculté de médecine et rectrice de l'UCLouvain, décrit d’abord la « vision du passé » : celle des étudiants en amphithéâtre qui, pendant de nombreuses années, écoutaient le plus souvent passivement, ou n'écoutaient pas, n’étant présents que physiquement. « Ils emmagasinaient une quantité très diverse de matière, dont ils ne retenaient que partiellement certaines choses. Il arrivait qu'on se rende compte trop tard de l'intérêt des premiers cours des premières années de bachelier, au moment de l'application en clinique, lorsque ces acquis étaient déjà un peu lointains. »

Étudiant autonome, vraiment  ?

La vision du futur pourrait être un étudiant relativement autonome, une situation peu idéale pour la rectrice. Pour celle-ci, il est nécessaire de répondre aux attentes des étudiants et de démontrer la plus-value qu’il y a à suivre les cours en présentiel. « Cette plus-value consiste notamment à être instruit de toutes les nouveautés médicales telles que la médecine régénérative, le bioprocessing d'organes, l'édition génétique, les nanomédicaments, l'arrivée de l'intelligence artificielle (IA), la télémédecine, et les capteurs intégrés qui permettront le suivi du patient minute par minute, où qu'il soit. »

Citant Camille Dejardin (« À quoi bon encore apprendre ? », Tracts Gallimard), La Dre Smets estime que l’intérêt d’apprendre chez les jeunes est une vraie question générationnelle. « L'essor de l'informatique puis du web, laissant croire que le savoir n'a plus besoin d'être acquis car il est toujours à portée de clic, est complété par le dernier cri de l'intelligence artificielle qui rend obsolète l'idée même de recherche. Pour les jeunes usagers, l'apprentissage devient synonyme d'effort superflu, et ils acceptent d'être dispensés de l'effort de connaître, concevoir, maîtriser et comprendre. La question se pose :  'À quoi bon apprendre puisque quelque chose peut et va nous remplacer ?'. »

Plaisir de la découverte

Reste bien sûr le plaisir de découvrir sans recevoir du « tout cuit ».  « L’amélioration de l'être humain ne viendra pas de la délégation de ses facultés, mais du plein développement de ses potentiels par l'apprentissage et l'ambition. »

En attendant, les auditoires vides constituent pour l’enseignant un défi majeur. « Depuis la pandémie et la disponibilité complète de l'information, on observe une dérive avec beaucoup moins d'étudiants en cours. Les enregistrements des cours faits durant la pandémie restent actuels et peuvent être consultés à la vitesse souhaitée, dans la tenue souhaitée, et complétés par des notes de cours et des résumés très efficaces pour réussir l'examen. »

Or l’auditoire est le meilleur lieu pour apprendre à vérifier ses sources et éviter les fake-news. Encore faut-il que les méthodes pédagogiques évoluent. « Quand les étudiants viennent en cours, ils doivent interagir, collaborer, développer leur esprit critique et apprendre à gérer la complexité. Ces pratiques interactives doivent être quasi constantes pour maintenir leur intérêt. » 

« Il est essentiel de créer des vocations en médecine générale »

Mais pour enseigner la « médecine 4P » (personnalisée, prédictive, préventive et participative), de nombreuses connaissances restent à enseigner :

- Les connaissances de base : biologie, biochimie, physiologie, génétique restent essentielles et progressent constamment.

- Les « nouvelles disciplines » : médecine intégrative, big data, humanités et soft skills.  

« L'enseignement est aussi influencé par les politiques de santé, notamment l'articulation de la première ligne avec les lignes suivantes, les efforts et ressources mis dans la prévention, et la répartition des tâches entre professionnels de santé. La gestion des pénuries (de spécialités ou géographiques) est une question importante pour l'enseignement. Il est de la responsabilité des formateurs de créer des vocations en médecine générale, qui a été trop souvent dévalorisée alors qu'elle est la plus nécessaire pour la santé publique. Les cursus se sont adaptés pour mettre en évidence son importance et sa beauté. Il faut désormais s'interroger sur des spécialités comme la gériatrie et la psychiatrie, qui ne sont pas toujours les premiers choix des étudiants mais sont extrêmement importantes.»

Françoise Smets est modérément optimiste :  « L'enseignement s'est modifié à chaque transformation technologique profonde (comme l'arrivée de l'imprimerie et la révolution industrielle). L'arrivée de l'IA, qui s'ajoute à la digitalisation et à internet, impose une transformation de l'enseignement (…) Bien que les machines soient capables de faire certaines choses mieux que nous, au niveau cognitif, l'intelligence humaine relationnelle, émotionnelle et pratique est irremplaçable. »

« Les universités du monde entier sont remises en question avec l’émergence de l’IA »

Justement, qu’apporte et qu’apportera demain l’IA à l’enseignement de la médecine ? C’est la question posée au Pr Olivier Devuyst responsable du consortium de recherche Louvain4Rare. Il aborde l'émergence de l'intelligence artificielle dans le domaine de la médecine, en particulier des maladies rares.

Olivier Devuyst
Olivier Devuyst.

« Ce symposium arrive à un moment opportun, car les universités du monde entier sont remises en question. Un éditorial récent dans Nature suggère qu'une mission fondamentale du monde universitaire devrait être d'étendre et de mieux appréhender l'intelligence artificielle. L'émergence de l'IA, en particulier l'intelligence générative, représente un véritable changement de paradigme pour l'éducation et la recherche. » 

Une discipline pour les ingénieurs

Or l’IA n’est pas une discipline médicale mais une discipline pour les ingénieurs. « L'IA nous oblige à intégrer des concepts développés dans le domaine de l'ingénierie et non de la biologie. Elle repose sur le développement d'algorithmes et de solutions informatiques. Ces outils permettent d'analyser de très grands volumes de données et d'aboutir à des solutions comme l'IA générative, le machine learning, ou les Large Language Models (LLMs) comme ChatGPT. »

L’IA a été rendue possible par l’avènement de grandes capacités de stockage (qui augmentent exponentiellement) et des capacités de calcul stratosphériques (plus d’un trillion d'opérations par seconde). L’IA envahit tout le champ de la médecine : santé publique, imagerie (analyse du fond d'œil, électrocardiogramme, anatomopathologie), essais cliniques, facturation hospitalière et connaissances pour les étudiants. L'IA est déjà utilisée quotidiennement, souvent sans que l'utilisateur le sache ; par exemple, en effectuant une recherche sur Google. Olivier Devuyst dit avoir été choqué par un cas publié dans le New England Journal of Medicine, où l'IA s'est révélée extrêmement performante par rapport au jugement clinique d'un médecin.

Opportunités mais aussi risques

Cependant, si l'IA offre des opportunités considérables, elle s'accompagne également de risques qui croîtront avec le temps. C’est notamment le cas des maladies rares. Elles touchent une personne sur 2.000 mais dès lors qu’on en dénombre environ 7.000, un demi-million de Belges souffrent de l’une ou l’autre d’entre elles ! Ce qui fait du monde… Or 80 % d’entre elles sont génétiques et démarrent plus ou moins à la naissance.

Parmi les défis majeurs, le Pr Devuyst cite « l’odyssée diagnostique » qui cause des altérations majeures de l'apprentissage. En outre, il est impossible d'enseigner 7.000 maladies aux étudiants en médecine, ce qui pose un gros problème éducatif.

Enfin, moins de 10 % de ces maladies reçoivent un traitement, laissant un large champ de découverte possible. Dès lors « l'IA est appelée à révolutionner l'approche des maladies rares du point de vue diagnostique, de la prise en charge et du développement thérapeutique. »

Le coût du séquençage d’un génome est passé de 100 millions de dollars (en 2000) à moins de mille dollars (aujourd’hui). Or l'utilisation du séquençage de nouvelle génération génère une quantité massive d'informations. « Un simple Whole Exome Sequencing donne 25.000 variants à interpréter ; un séquençage complet (Whole Genome) donne plus de 5 millions de variants. Il est impossible d'analyser ces données manuellement. L'IA devient indispensable pour détecter l'anomalie (l’aiguille dans une meule de foin). »

Dossier médical électronique

L'IA permet l'analyse pangénomique, cruciale concernant le contexte génomique dans une population. À partir d'études pangénomiques, l'IA intègre mathématiquement tous les signaux pour développer des scores de risque polygénique. Ces scores, considérés comme de futurs biomarqueurs, indiquent la prédisposition génétique d'un individu à développer certaines maladies courantes. Ils sont développés à partir de millions de sujets. L'IA aide ainsi à stratifier les patients dans un but préventif.

S’ajoute l’utilisation plus efficace du Dossier médical électronique. « Le DME est une révolution en médecine. Il intègre la capture de données (manuscrites, images, signaux, données moléculaires) dans une seule structure physique. L'intégration des signaux biologiques et radiologiques via le DME permet de faire des prédictions. Les algorithmes développés à partir du DME accélèrent le diagnostic et contribuent à raccourcir l'odyssée diagnostique. »

L’IA constitue également une avancée dans la modélisation des protéines. Elle a révolutionné ce domaine, notamment grâce au programme AlphaFold Protein Structure Database avec IA embarquée. Développée par DeepMind, AlphaFold intègre des données expérimentales pour développer des prédictions extrêmement fiables pour des millions de protéines.

Connaître la structure de la protéine permet de comprendre les effets des mutations, saisir la physiopathologie de la maladie, envisager les interactions entre protéines et même créer des protéines synthétiques.

L'IA peut intégrer une série de modèles (souris, rats, poissons, zèbres) pour des maladies génétiques spécifiques (ex. : la cystinose). En analysant les signaux obtenus à partir de ces modèles avec plus de 20 logiciels d'IA différents, il est possible de converger vers des cibles thérapeutiques qui ont été validées.

« Le gain de temps obtenu par l'IA est perdu par la correction des erreurs grossières. »

Les États-Unis sont en avance dans l'intégration de l'IA dans l'éducation médicale. Cependant, il ne faut jamais oublier les risques associés.

Le conférencier liste les principales limites de cette technologie : hallucinations, confidentialité (non-respect de la vie privée), biais (analyse sur base de groupes sous-représentés, structure de pensée modifiée, révision éthique soumise à l'IA et problème de qualité et de fiabilité. Dans le monde industriel, de nombreuses organisations font marche arrière sur une intégration trop rapide, car la qualité de l'information produite n'est pas toujours au rendez-vous. Le gain de temps obtenu par l'IA est perdu par l'analyse et la correction des erreurs grossières. L’IA Open Evidence par exemple n’utilise des données que de grands journaux médicaux ayant pignon sur rue.

Enfin, l'IA modifie considérablement le dialogue patient-médecin. Les patients consultent souvent l'IA avant ou après l'interaction. Pour les patients atteints de maladies rares, qui connaissent souvent leur maladie mieux que le jeune assistant, la capacité du médecin à intégrer une question médicale complexe et son raisonnement humain sont cruciaux.

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Écrit par Nicolas de Pape19 novembre 2025

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