JM Academy / Pédopsychiatrie
Autisme : méandres théoriques et prise en charge
Il existe plusieurs théories explicatives des troubles du spectre de l'autisme, chacune recelant sans doute une part de vérité. Quant à la prise en charge des enfants avec autisme, elle doit miser sur la précocité.
Philippe Lambert
Les travaux de recherche ont confirmé l’origine plurifactorielle des troubles du spectre de l'autisme (TSA). Plusieurs centaines de gènes de prédisposition ainsi que des anomalies neuroanatomiques et neurophysiologiques ont été mises en évidence. Diverses théories neuropsychologiques ont également voix au chapitre. Comme le souligne le Pr Alain Malchair, pédopsychiatre, chargé de cours honoraire à l'Université de Liège et actuellement directeur médical du centre La Manivelle à Liège, ces dernières doivent être appréhendées comme des pièces d’un vaste puzzle, des pierres apportées à l’édifice de la compréhension de l’autisme, dont aucune, cependant, ne peut se suffire à elle-même.
Les mots sont parfois trompeurs. La théorie de l’esprit ne désigne pas une théorie, mais l’aptitude à attribuer des états mentaux (intentions, souhaits, convictions, etc.) à soi-même ou à autrui. Elle permet de prédire les conduites de ceux avec qui l’on interagit. Différentes expériences empiriques ont abouti à la conclusion que cette capacité était déficiente chez les enfants avec autisme. Leur inaptitude innée à « se mettre dans la tête de quelqu’un d’autre » serait le germe du caractère atypique des interactions qu’ils entretiennent avec autrui. Cette hypothèse, qui a fait florès, est défendue par de nombreux auteurs, tels le psychologue britannique Simon Baron-Cohen et sa consœur allemande Uta Frith, aujourd’hui professeure émérite, qui a cru y voir l’explication ultime de l’autisme.
Toutefois, cette approche ne peut à nouveau offrir qu’une explication partielle de celui-ci. Elle a d’ailleurs suscité des réserves, principalement en raison de l’absence d’universalité de la déficience de la théorie de l’esprit au sein du groupe des personnes avec autisme et, d’autre part, de l’existence de conduites caractéristiques de troubles du spectre de l'autisme dès le plus jeunes âge, c’est-à-dire chez des enfants auxquels on ne peut reconnaître de réelles aptitudes sociocognitives. De surcroît, elle ne rend pas compte des stéréotypies qui constituent le second critère diagnostique des TSA, à côté des déficits persistants de la communication et des interactions sociales.
Un espace-temps différent
Des facteurs sensoriels et perceptivo-moteurs semblent également en cause dans les manifestations de l’autisme.
Chercheur au laboratoire Parole et langage de l’Université de Provence, à Aix-en-Provence, Bruno Gepner a développé une théorie centrée sur la perception du temps par les sujets avec autisme, lesquels éprouveraient de grandes difficultés à décoder le monde environnant car son tempo serait trop rapide pour eux. Des désordres perceptifs joueraient dès lors un rôle cardinal dans les TSA.
En 2009, Bruno Gepner et Carole Tardif, professeure de psychologie du développement à l’Université de Provence, écrivaient dans le magazine La Recherche : « (…) certaines personnes autistes n’arriveraient pas à percevoir en temps réel le flux continu rapide d’informations visuelles, auditives et proprioceptives en provenance de leur environnement. (…) La désynchronisation des échanges langagiers, émotionnels et sociaux propre à l’autisme résulterait au moins en partie de ces désordres perceptifs. Pour s’adapter à un monde dans lequel les changements sont trop rapides pour elle, la personne autiste aura logiquement tendance à vouloir le ralentir, voire l’arrêter, ou le fragmenter spatialement en de multiples détails plus faciles à percevoir et à intégrer. »
Cela pourrait expliquer pourquoi les individus concernés tendraient à focaliser leur attention sur des détails visuels statiques, surtout, mais également sur des éléments relevant d’autres sens, et pourquoi, s’agissant des autistes de « haut niveau » (Asperger), à faire montre de certaines habiletés hors du commun principalement dans la sphère visuo-spatiale (puzzle, reconnaissance de formes dans des dessins complexes, etc.) ou dans d'autres domaines (mémoire, mathématiques, sciences...).
Nonobstant, ces îlots de compétences exceptionnelles n’ont pas nécessairement d’intérêt dans vie courante, d’autant que tout changement de l’environnement réclame une réinterprétation de la part des personnes avec autisme. Ainsi, les personnes avec Asperger peuvent perdre leur chemin quand elles sont appelées à emprunter une rue dans le sens inverse de celui qu’elles suivent habituellement. « Vivant dans un espace-temps différent du nôtre, l’enfant avec autisme ne peut se lier ni s’accorder de manière adéquate avec le monde physique et humain, ni relier le monde externe avec son monde interne », précise le Pr Malchair. Il ajoute par ailleurs qu'on observe, chez la personne avec autisme, une absence de liaison entre les différents champs d'investissement sensoriel, de façon telle que chaque modalité sensorielle retombe dans un fonctionnement autonome, sans lien avec les autres.
En outre, les individus atteints d'autisme peuvent être affectés de troubles de la régulation sensorielle : une hypersensibilité ou une hyposensibilité selon le canal sensoriel activé et même, au sein d'un même canal, selon le type de stimuli perçus. « Par exemple, certains enfants atteints d’un TSA manifestent une très forte intolérance aux bruits, ce qui les amène à adopter des comportements tels que casser les téléphones de peur qu’ils ne sonnent. D’autres se déshabillent parce qu’ils ne supportent pas le contact avec leurs vêtements », rapporte Ghislain Magerotte, professeur émérite de l'UMons et fondateur, avec Éric Willaye, du Service universitaire spécialisé pour personnes avec autisme (SUSA).
L’hypersensibilité sensorielle peut également se traduire par une fascination visuelle pour la lumière, par exemple. Quant à l’hyposensibilité, elle peut notamment se manifester par une indifférence apparente à l’égard de stimuli tels que la chaleur, des sons ou encore la douleur. Ces phénomènes de dérégulation sensorielle débouchent souvent sur des comportements réputés déviants.
Processus autistisant
En 1967, le psychanalyste Bruno Bettelheim postula que l’autisme trouvait son ancrage dans l’attitude de certains parents, en particulier de certaines mères peu aimantes et peu empathiques. La psychanalyse a abandonné depuis longtemps cette hypothèse culpabilisante et dévastatrice. Elle n’a pas jeté l’éponge pour autant. À propos de son approche nouvelle, le psychiatre et psychanalyste français Pierre Ferrari, décédé en 2016, déclarait qu'elle n’a pas la prétention de décrire la cause des TSA, mais de mettre en évidence certains mécanismes permettant de mieux comprendre la vie mentale des enfants concernés, et ce, essentiellement dans un but thérapeutique. Difficile, en effet, de faire fi des données génétiques, neuroanatomiques et neurophysiologiques qui se sont accumulées au fil des ans quant à l’origine de l’autisme !
Le Pr Malchair souligne l’importance que la psychanalyse confère à ce que le psychiatre et psychanalyste Jacques Hochmann, aujourd’hui professeur émérite de l’Université Lyon I - Claude Bernard, a appelé le « processus autistisant ».
« Au cours de la période périnatale, l’enfant, handicapé par la déficience de ses 'outils' cérébraux en raison d’anomalies génétiques, neuroanatomiques et neurophysiologiques, entretiendrait une relation d’incompréhension mutuelle, d'étrangeté avec autrui, dont spécialement avec sa mère », explique le Pr Malchair. « Au lieu de partager un 'bain psychique' à deux, fait d'échanges fondateurs pour le développement cognitif et relationnel de l'enfant, chacun se sentirait comme étranger à l'autre. » Ce qui, selon cette hypothèse, permettrait à l'autisme de s'enkyster. Une approche qui, comme bien d'autres, a ses partisans, y compris en dehors du courant psychanalytique, et ses détracteurs.
L’autisme est-il une maladie, un syndrome ou un handicap ? Le débat n’est pas clos. Sans doute vaudrait-il mieux parler d’un grave trouble du fonctionnement accompagné d’une souffrance majeure et répondant à la notion de handicap telle que l'appréhendent l'ONU et l'OMS. Un trouble qui dure toute la vie et donc pour lequel le vocable de « guérison », fréquemment utilisé dans les médias, est inapproprié. Pour le Pr Magerotte, il serait pertinent de lui substituer le concept de « progrès de développement », étant donné l’importance de la composante éducationnelle dans l'accompagnement des personnes avec trouble du spectre de l'autisme.
Un point fait l'unanimité : les TSA nécessitent une prise en charge aussi précoce que possible. Malheureusement, d'après Ghislain Magerotte, elle a bien du mal à se mettre en place en Belgique francophone. Elle est pourtant indispensable si l'on veut améliorer sensiblement la qualité de vie des personnes atteintes, favoriser autant que faire se peut leurs interactions sociales et agir sur d'éventuels troubles associés, dont de potentiels troubles comportementaux. Ainsi que le souligne l'Institut du cerveau (ICM - Paris), aucun médicament ne vise spécifiquement l'autisme en tant que tel, mais certains traitements médicamenteux peuvent se révéler nécessaires pour faire face à la possible présence d'un ou plusieurs troubles associés.
« Il n'y a pas de miracle, aucun enfant ne sort 'guéri' d'un centre de prise en charge. »
Structurer l'approche éducative
Le Pr Magerotte rappelle qu'en 1987, le chercheur américain Ivar Lovaas, de l'Université de Californie, à Los Angeles, réalisa une étude dont les résultats provoquèrent un séisme chez les parents d'enfants avec autisme et chez les professionnels. Lovaas constitua un groupe expérimental composé de 19 enfants avec autisme qu'il soumit à un programme intensif (40 heures par semaine) ressortissant à la psychologie comportementale et centré sur des interventions individualisées. Parmi ces 19 enfants, neuf suivirent ultérieurement une scolarité normale. Par contre, au sein de deux groupes contrôles soumis à une intervention moins intensive (dix heures par semaine au maximum), un seul enfant - sur 40 - put être intégré plus tard dans une classe ordinaire.
« La stratégie appliquée était celle des 'essais distincts' », rapporte le Pr Magerotte. Dans ce cadre, l'enfant est conditionné à répondre à une consigne spécifique simple. Par exemple, « Mets ton doigt sur le bout de ton nez ». S'il le fait, il reçoit une gratification. Dans le cas contraire, l'intervenant l'oriente vers la réponse attendue et le récompense dès qu'il effectue le geste demandé. L'exercice est répété tant que l'enfant n'a pas répondu à la consigne sans recevoir d'aide.
Aux yeux de l'ancien président du SUSA, l'intervention précoce et intensive doit non seulement faire appel à la stratégie des essais distincts, mais en outre permettre à l'enfant de toujours se trouver dans un environnement adapté à son style de développement. Ce que les spécialistes nomment l'« enseignement dans le milieu ». « La réussite de l'action entreprise passe également par une implication et un accompagnement familial de tous les instants, ou presque », précise encore Ghislain Magerotte. Le plus souvent, les personnes avec autisme possèdent des aptitudes visuelles très supérieures à leurs aptitudes auditives. « Aussi est-il fréquemment utile de recourir à des dessins, des photos, des pictogrammes, des objets pour organiser l'environnement des enfants atteints de TSA et structurer l'approche éducative. La démarche doit néanmoins être adaptée aux difficultés de chacun et être évolutive », s'accordent à dire les Prs Magerotte et Malchair.
L'objectif est de donner à la personne avec autisme des outils pour communiquer différemment, pour mieux se faire comprendre, de lui enseigner des comportements positifs et d'améliorer de la sorte son insertion sociale et sa qualité de vie.
La structuration visuelle de l'environnement fut initialement mise sur pied dans le programme TEACCH (Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped Children), élaboré à partir de 1966 à l'initiative du Pr Eric Schopler, de l'Université de Caroline du Nord. Probablement devenu la méthode la plus prisée au niveau international sur le plan éducatif, le programme TEACCH se fonde sur la psychologie cognitivo-comportementale et est dispensé dans des classes spécialisées. « Il rencontre d'évidents succès, mais n'est pas non plus la panacée. Pas plus que d'autres approches qui ont aussi leur pertinence. Il n'y a pas de miracle, aucun enfant ne sort 'guéri' d'un centre de prise en charge », commente Alain Malchair. Comme le souligne le Pr Magerotte, l'objectif est de donner à la personne avec autisme des outils pour communiquer différemment, pour mieux se faire comprendre, de lui enseigner des comportements positifs et d'améliorer de la sorte son insertion sociale et sa qualité de vie.
À l'heure actuelle, tous les spécialistes insistent sur la nécessité d'une approche pluridisciplinaire des TSA. Ainsi que le souligne l'Institut du cerveau, les recommandations de bonnes pratiques cliniques ressortissent de différents domaines : interventions éducatives, développementales et comportementales ; accompagnement à la communication ; accompagnement psychomoteur et sensorimoteur ; accompagnement psychologique cognitif ; accompagnement social ; accompagnement associatif et/ou par les pairs ; accompagnement des proches ; accompagnement (pour les adultes) à la formation et à l'emploi ; accompagnement médical des éventuels troubles associés (psychiatriques et/ou non psychiatriques). En matière éducationnelle, le Pr Magerotte plaide en faveur d'une école inclusive - un changement systémique - où les jeunes avec autisme côtoient des élèves de l'enseignement traditionnel [1].
Remarques
1. Ghislain Magerotte, Céline Baurain et Jo Lebeer, Vers une école inclusive, De Boeck supérieur, 2024.
Objectifs d'apprentissage
La lecture de cet article vous aura familiarisé(e) avec :
- La théorie de l’esprit en tant qu’explication proposée pour l’origine l’autisme.
- Le rôle des facteurs sensoriels dans l’explication des manifestations de l’autisme.
- L’hypothèse du « processus autistisant » issu du courant psychanalytique.
- La nécessité d’une prise en charge précoce de l’autisme.
- L’intérêt d’un encadrement structurant, individualisé en multidisciplinaire de l’enfant atteint d’autisme.
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